Alors que j’assistais à une conférence, un collègue tenta un jour de me convaincre des bénéfices d’une approche itérative, en comparaison avec une approche de développement séquentielle. Selon lui et selon un slogan marketing bien rôdé, l’Agilité ne peut qu’apporter de la valeur plus rapidement. Il se mit donc à me décrire, avec l’énergie du zélote convaincu, l’exemple mille fois revisité de la conception d’une automobile selon les approches Agile et traditionnelle.
Alors qu’il vient de passer allègrement de la trottinette à la moto, je l’interromps en lui assénant trois arguments massues, qui viennent exploser sa fausse bonne idée en plein vol :
- Je travaille à 200 km de mon domicile
- Je dois porter un costume propre quand je vais au travail, qu'il y ait du vent ou de la pluie.
- Je ne me sens pas en sécurité dans un véhicule ayant moins de trois roues (ou même quatre pour faire bonne mesure).
Ainsi, MON produit minimum viable, une voiture si je me réfère aux itérations de mon collègue, ou plus pragmatiquement un moyen de transport rapide, confortable et couvert, dans le sens "jobs to be done", est non seulement livré plus rapidement avec une approche traditionnelle, mais aussi avec moins de déchets. En effet, aucune des itérations intermédiaires ne peut trouver grâce à mes yeux. Il n'est donc pas nécessaire de les construire pour résoudre mon problème en me faisant attendre la solution "finale¹". Alors qu'il me regarde, à la fois incrédule et déçu, je lui avoue que si je suis parfaitement convaincu des bénéfices que peut apporter Agile, il nous faut encore nous pencher sur son concept central, la Valeur (avec un V majuscule), et ce que cela peut signifier pour l'utilisateur ou le client final.
Autopsie de la valeur
Tout d'abord, il est essentiel de comprendre que la valeur n'est pas un concept absolu. Elle évolue en fonction de :
- Les individus et leurs besoins (sur des trajets plus courts et essentiellement urbains, le vélo ou le scooter sont beaucoup plus rapides et adaptés, tout comme le métro).
- Notre perception (le doudou d'un enfant n'a qu'une valeur marchande très limitée, mais sa valeur sentimentale et l'immensité de son chagrin lorsqu'il est perdu sont sans commune mesure avec sa valeur)
- Le contexte (une bouteille de soda, bien qu'offrant le même contenu, coûte jusqu'à dix fois moins cher à la sortie de la chaîne de production que celle servie dans une discothèque ou dans un bar chic)
- l'évolution sociétale (un diamant synthétique pourrait être perçu comme moins polluant, plus éthique, ou les deux, s'il est fabriqué à partir de fines poussières issues de la pollution atmosphérique, plutôt que d'être extrait de mines qui exploitent des travailleurs sous-payés dans des pays qui favorisent le trafic et la vente d'armes).
Ensuite, il faut être conscient que notre notion de valeur est fortement dépendante de facteurs psychologiques, conscients, inconscients ou même induits. En particulier :
- L'effet de halo (un biais cognitif bien connu, qui nous fait surévaluer les choses portées ou vantées par des personnes connues ou de référence. Ainsi la montre Omega de James Bond ou son Aston Martin ont vu leurs ventes exploser, tout comme celles du costume à rayures bleues de Leonardo Di Caprio... quoi d'autre ? Un expresso, peut-être)
- Lebiais de confirmation sociale (autre effet bien connu, décrit notamment par Robert Cialdini², qui signifie que le fait d'être apprécié par les autres, idéalement en grand nombre, nous fait apprécier davantage un objet ou un service. C'est le principe des avis d'utilisateurs sur les sites commerciaux, du pop-up marketing qui nous pousse à acheter comme d'autres viennent de le faire, des stars chères à l'industrie de la restauration et de l'hôtellerie). A l'heure des "likes" et de ce besoin quasi compulsif de reconnaissance sociale, certains en profitent pour nous manipuler avec plus ou moins de bienveillance.
- D'un éventuel amorçage (phénomène largement décrit par Joules et Beauvois³ et validé par de nombreuses expériences comme celle décrivant le plaisir décuplé que l'on ressent, par exemple, en dégustant ce que l'on pense être un vin rare et cher)
Remettre la valeur au centre
Outils d'identification de la valeur
Tout comme mon malheureux collègue, vous aurez compris que cette Valeur, que l'on nous assène sans cesse comme un credo immuable et qui résulterait naturellement de l'application d'un ensemble de pratiques ou de rituels (comme si les approches traditionnelles n'avaient que faire de la valeur et du temps), n'est ni aussi simple d'approche, ni aussi magique et systématique que l'on voudrait le croire. Je ne critiquerai jamais les avantages de l'Agilité, lorsqu'elle est bien appliquée ; je ne suis pas d'accord avec l'idée que l'Agilité serait la Valeur ou qu'elle en aurait le monopole.
Définir la valeur est avant tout une question d'humilité. Il s'agit d'aller vers nos utilisateurs et d'écouter leurs besoins. A l'heure où les technologies de l'information touchent le plus grand nombre, nous devons faire preuve d'empathie. C'est-à-dire comprendre ce que ressentent nos clients, quelle est leur expérience globale (Ux) de notre produit (ou service) et quelles solutions nous apportons à leurs problèmes. Cette première étape, avant même d'examiner les exigences, l'automatisation, les DD de toutes sortes et le code, s'appelle la carte d'empathie. C'est notre premier contact avec le monde extérieur, ce monde trop souvent inexploré qui se trouve au-delà des limites du projet. De cette confrontation du projet avec le monde réel naît la vision du produit, qui peut être matérialisée par des outils tels que le "Product Vision Board " de Roman Pichler .
Si le Product Vision Board semble, du moins à première vue, être un outil essentiellement destiné aux Business Analysts, Project Managers et autres les Product Owners, il est aussi une véritable mine d'or pour le testeur, surtout dans un contexte de développement participatif et collaboratif ; Agile, donc. Non seulement il nous permet de comparer rapidement notre compréhension du produit / service / projet avec celle des autres membres de l'équipe (et en particulier ceux qui représentent nos utilisateurs et clients), pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants ou les enjeux ; il nous permet également de mieux concevoir et structurer nos scénarios de test ou nos critères d'acceptation. Enfin, et surtout, elle sert de cadre naturel à la conception d'éventuelles personae, une sorte d'archétype, destiné à modéliser et personnifier ceux qui croient en nous et en notre produit au quotidien... jusqu'à payer nos salaires. Car même si rien ne remplace l'authenticité et la richesse d'une rencontre avec nos utilisateurs, ces échanges sont parfois trop difficiles à organiser, et c'est là que les personae entrent en jeu.
Clients et gardiens de la valeur
C'est donc pour eux, à défaut de véritables utilisateurs, que nous allons développer et tester nos produits et services. Ce sont encore eux que nous aurons à l'esprit pour structurer les questions ou les doutes qui surgiront au cours des différentes phases ou itérations du développement (et des tests) :
- Comment Yoko verrait-elle cette nouvelle fonction ? Est-ce que ça l'aiderait davantage ou est-ce que ça la ralentirait ? Le coût associé ne la gênerait-il pas ? Est-ce que
- Mike en voit le bénéfice ? Il devrait l'apprécier de toute façon... plus que son absence ou sa mise en œuvre actuelle.
Si l'utilisation de personae ne remplace pas les tests d'utilisabilité, la conception centrée sur l'utilisateur et autres conceptions participatives - ces approches ne sont pas exclusives - lorsqu'elles sont issues de notre connaissance, réelle ou supposée, de nos clients et utilisateurs. Elles sont soutenues par les tendances du marketing, des études de marché, de la concurrence,..... Elles sont (ou devraient être) la chose la plus proche de la réalité.
Dans un monde de développement moderne, multidisciplinaire, collaboratif et transversal, le testeur, plus que tout autre membre de l'équipe, doit être le gardien de la valeur, même s'il n'en est ni le seul propriétaire ni le seul gestionnaire. C'est le rôle que l'on attend de lui.
Pour pouvoir remplir sa mission, il devra développer d'autres compétences en plus de ses compétences traditionnelles, qui l'amèneront à encore mieux comprendre, qualifier et quantifier la vraie Valeur. Il devra s'approprier différents outils et compétences, jusqu'alors réservés à d'autres, sortir de sa zone de confort et des sentiers battus afin de satisfaire les clients et utilisateurs et même, qui sait, dépasser leurs attentes.
Références
- 1. Même si le concept même n’amène aucune finalité mais bien une évolution constante en quête de toujours plus de valeur
- Influence et manipulation
- Un petit traité de manipulation pour les honnêtes gens